Gestion de crise : quand la réalité dépasse les modèles(1)
- La direction
- 17 mai
- 5 min de lecture
Quand la crise frappe, les modèles ne suffisent pas.

Découvrez comment le sensemaking, révélé lors d'une simulation à l'usine Michelin d’Olsztyn, transcende les approches théoriques pour maîtriser l’imprévu.
Une immersion dans la complexité de la gestion de crise où chaque décision compte.
L’exercice de simulation mené en 2017 à l’usine Michelin d’Olsztyn, en Pologne, n’était pas une simple répétition.
C’était une immersion dans la complexité de la gestion de crise, un test grandeur nature où chaque décision pouvait faire la différence entre une catastrophe maîtrisée et un chaos incontrôlable.
Employant près de 4 000 personnes et produisant plus de 8 millions de pneus par an, l’usine, située au cœur d’une ville de 180 000 habitants, visait à tester la collaboration des équipes et des forces d’intervention face à un incendie majeur.
La simulation, soigneusement orchestrée, incluait des urgences, des informations inutiles mais stressantes, et des décisions à prendre en temps réel. À première vue, tout respectait les modèles traditionnels de gestion de crise, comme le modèle de l’oignon de Mitroff et d’Anagnos, centré sur la maturité organisationnelle via cinq facteurs clés : facteurs technologiques, structure organisationnelle, facteurs humains, culture organisationnelle et psychologie du top management.

Cependant, cette simulation a montré que la gestion de crise ne se résume pas à cocher des cases sur un modèle théorique.
Malgré la préparation conforme à ces principes, les décisions prises par la direction de l’usine ont eu un impact bien plus crucial que les simples préparatifs matériels ou organisationnels.
La limite du modèle
Le modèle de l’oignon, malgré sa rigueur et sa profondeur, montre ses limites lorsqu’il s’agit d’évaluer la qualité des décisions prises en temps de crise.
Ce modèle se concentre sur la préparation structurelle, mais il ne tient pas compte du facteur humain crucial qu’est la prise de décision sous pression. En d’autres termes, il suppose que, si une organisation est bien préparée sur les cinq axes, elle est prête à faire face à une crise.
Mais l’expérience montre que
ce n’est pas toujours le cas.
Prenons un exemple concret de la simulation : l’incendie simulé dans une zone de sous-traitance de l’usine.
En théorie, les portes coupe-feu, si elles avaient été vérifiées, auraient pu contenir l’incendie. Pourtant, aucune vérification n’a été effectuée dans les premières minutes critiques de l’incident.
Résultat?
Une propagation incontrôlée des flammes dans un bâtiment adjacent, et un décès potentiel dans le scénario.
La preuve dans le tableau ci-dessous : l’observation de l’organisation de crise selon les axes du modèle de Mitroff et d’Anagnos montrait un niveau de maturité élevé, alors que nombre des choix opérés par les cellules de crise respectives (celles de l’usine et celle des pompiers de la ville d’Olsztyn) se sont révélés inadaptés.
Facteurs du modèle | Éléments observés | Niveau de maturité considéré |
Facteurs technologiques | •Outils de communication •Équipement de la salle de crise | Élevé |
Structure organisationnelle | •Répartition des rôles •Revues périodiques •Usage du manuel de crise | Satisfaisant |
Facteurs humains | •Propension à la communication avec les pompiers de la ville •Absence de conflit | Élevé |
Organisation culturelle | •Anticipation •Communication interne et externe •Facilitation (via time keeping et aide-mémoire) •Partage via le journal de bord •Réaction face aux perturbations | Satisfaisant |
Psychologie du top management | •Leadership •Priorités claires •Volonté de coopération avec la cellule des pompiers de la ville | Élevé |
Cette situation met en lumière un aspect crucial que le modèle de Mitroff et d’Anagnos néglige : la qualité des décisions prises par les dirigeants sur le terrain.
Même avec une infrastructure parfaitement alignée sur le modèle, une mauvaise décision ou une décision tardive peut transformer une situation gérable en une catastrophe. Cela montre que le modèle de l’oignon, bien qu’utile, est incomplet, car il ignore l’aspect dynamique et imprévisible des prises de décision en temps réel.
Le pouvoir du sensemaking
C’est ici que le concept de sensemaking entre en jeu. Le sensemaking(2), ou construction de sens, est le processus par lequel les acteurs d’une organisation interprètent les événements et prennent des décisions en temps réel. C’est un pont essentiel entre la préparation théorique et l’action pratique. Sans sensemaking, même la meilleure préparation structurelle peut échouer.
Dans la simulation d’Olsztyn, le sensemaking a permis à la cellule de crise de l’usine de s’adapter à une situation en constante évolution. Par exemple, lorsque l’incendie s’est propagé et que les premières interventions ont échoué, c’est le sensemaking qui a permis à l’équipe de reconfigurer sa stratégie et de gérer les informations contradictoires et stressantes qui affluaient. Il ne s’agissait pas seulement de suivre un plan, mais de comprendre et d’interpréter les événements et d’y réagir de manière cohérente et efficace.
Le sensemaking, dans ce contexte, a permis de dépasser les limites du modèle de Mitroff et d’Anagnos. En reliant les cinq facteurs du modèle à la qualité des décisions prises, il a permis à l’organisation de se montrer résiliente face à la crise. C’est cette capacité à donner du sens aux événements qui a permis à l’équipe de direction de passer d’une simple gestion de crise à une véritable maîtrise de la situation.

Conclusion : vers une gestion de crise plus holistique
L’une des principales conclusions de cette simulation est que la maturité d’une organisation en gestion de crise ne peut pas être jugée uniquement sur la base de sa préparation structurelle. La maturité doit également prendre en compte la qualité des décisions prises et la capacité de l’organisation à faire du sensemaking.
L’expérience de l’usine Michelin d’Olsztyn montre que la gestion de crise doit évoluer au-delà des modèles théoriques traditionnels.
Si le modèle de l’oignon de Mitroff et d’Anagnos reste un outil précieux pour évaluer la préparation organisationnelle, il est insuffisant pour garantir la résilience en temps de crise.
La clé réside dans le sensemaking, cette capacité à interpréter les événements en temps réel et à prendre des décisions éclairées et adaptées.
En intégrant le sensemaking et en reconnaissant l’importance cruciale des décisions prises sous pression, les organisations peuvent, en plus de se préparer à une crise, s’assurer qu’elles sont capables de la maîtriser lorsque l’imprévu frappe.
La gestion de crise devient alors non seulement une question d’outils et de plans, mais surtout une question de discernement, de réactivité et d’intelligence collective en action.
Raphaël De Vittoris
Directeur de la gestion des risques, de la gestion de crise, du contrôle interne, du progrès et de la cyberdéfense de l’entreprise Symbio, Raphaël De Vittoris est aussi professeur et chercheur associé en stratégie, en organisation, en management, en gestion de crise et en communication de crise à l’IAE Clermont Auvergne. Il est aussi le fondateur d’Antifragile.fr, qui accompagne les organisations privées et publiques dans la consolidation de leur pérennité. Il est docteur en sciences de gestion et qualifié maître de conférences, diplômé d’un master en physiologie et en environnement extrême, d’un master en administration des entreprises et d’un master en hygiène, sécurité et environnement.
Il est en outre l’auteur de Surmonter les crises : idées reçues et vraies pistes pour les entreprises (Dunod, 2021) de Par-delà la résilience et l’antifragilité : l’entreprise du XXIe siècle (ESKA, 2022) et de Déjouer les risques (DUNOD 2023) .
Références :
(1) Cros, S., et de Vittoris, R. (2019). Apprendre à favoriser les apprentissages entre acteurs privés et publics : cas d’un site Michelin. Gestion 2000, 36(5), 41-66.
(2) Weick, K. E. (2010). Reflections on enacted sensemaking in the Bhopal disaster. Journal of Management Studies, 47(3), 537-550.
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