Gestion de crise et intelligence artificielle : entre efficacité et limites
La révolution de l’intelligence artificielle qui s’annonce semble présenter à première vue de nombreux atouts dans la gestion de crise.
Atouts de l’IA
On peut en effet distinguer trois avantages évidents liés à l’IA :
Le premier est de pouvoir gérer d’importantes bases de données en un temps record. Cet atout prend toute sa dimension dans les crises qui concernent des régions qui ne bénéficient pas de données en tant que telles. L’utilisation de techniques cartographiques de pointe telles que MissingMaps(1) permet ainsi de collecter des données et de les visualiser sur des zones à risques dans les pays en voie de développement en déficit d’informations. L’IA a été associée à ces cartographies satellites pour aider certains pays africains tels que l’Ouganda à visualiser des infrastructures présentant des dangers tels que des ponts ou des routes.
L’IA permet aussi d’anticiper des crises notamment liées à des pandémies. On peut citer ici l’exemple de la start-up canadienne Blue Dot Global(2) qui s’est spécialisée dans une technologie d’alerte précoce pour les maladies infectieuses. La société qui suit en permanence 150 maladies infectieuses dans le monde a été l’une des premières sources internationales à identifier les risques associés à la COVID-19.
Dans le cas de catastrophes à venir particulièrement complexes, l’IA peut s’avérer être un outil précieux. Le cas des changements climatiques et l’atteinte d’objectifs ambitieux en matière de gaz à effet de serre est un exemple significatif. En effet, dans un tel contexte, l’IA peut aider à concevoir des politiques de transport ou de logement plus adaptées en optimisant l’utilisation de données liées à la mobilité ou à la consommation d’énergie des bâtiments.
Cela dit, si l’on refuse de céder aux sirènes de certains gourous de l’IA et autres leaders dits « transhumanistes », force est de reconnaître que l’IA présente encore aujourd’hui certaines limites, en particulier dans la gestion de crise.
Importance des crises hors normes et limites de l’IA
Il convient tout d’abord de rappeler une caractéristique des nombreuses crises contemporaines : la surprise stratégique. On retrouve ce concept de « surprise stratégique » dans la catastrophe de Fukushima (vagues du tsunami plus hautes que prévues, inondation de la centrale) ou dans le cas de la centrale nucléaire ukrainienne de Zaporijjia dont aucun scénario n’avait anticipé un conflit armé autour de la centrale. On peut tout à fait concevoir que même avec une IA puissante, de tels scénarios n’aient pu être anticipés.
Ce déficit d’anticipation peut aussi se mettre en corrélation avec le principe suivant lequel l’hyper complexification des systèmes industriels ne permet pas d’anticiper tous les scénarios possibles. Selon le sociologue Charles Perrow, la complexité interactive et le couplage serré (tight coupling) au sein du système industriel produiront inévitablement des accidents qualifiés de systémiques(3).
Sur le plan organisationnel, il est donc important de pouvoir intégrer une stratégie pivot face à̀ des situations extrêmes hors normes(4) ou face à des crises systémiques, mais difficilement anticipables. Une telle stratégie pivot ne peut s’envisager stricto sensu dans le cadre d’une logique algorithmique.
En situation extrême plusieurs facteurs mettraient en relief les limites de l’IA pour une telle gestion de crise. Les professeurs Bibard et Sabouret(5) insistent sur l’importance des émotions et des corps dans le rapport à l’IA. Or, on ne peut que constater que dans la gestion de nombreuses crises hors normes, l’importance de l’improvisation ainsi que d’une bonne gestion des émotions sont des points stratégiques non pris en compte de manière optimale par l’IA.
La comparaison avec les improvisations du jazz a notamment été décryptée sur le plan organisationnel par le théoricien Karl Weick(6) et peut tout à fait se décliner dans certaines gestions de crises extrêmes. Certes, l’IA pourrait s’affirmer comme un outil d’aide à la décision précieux, mais elle ne pourra pas remplacer l’importance de la perception des espaces, des émotions et d’un sens du tempo souvent essentiels en particulier dans une situation d’urgence non prévue.
Dans un curieux paradoxe, le binôme « gestion de crise — IA » démontre donc à la fois les atouts de l’IA comme outil novateur, mais aussi ses limites, en particulier dans des démarches d’improvisation qui réaffirment la place centrale des émotions dans la gestion de certaines crises et où l’IA est, et restera pour un temps certain, en deçà de nos attentes.
Article écrit par Eric Przyswa
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