La crise, un outil d’influence plus qu’une réalité objective
- La direction
- il y a 23 heures
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La terminologie revêt une importance capitale dans la communication et l’expression des idées. Les mots choisis influencent la perception d’une situation en pouvant lui donner une apparence différente de sa vraie nature, modifiant ainsi son impact émotionnel et donc ses effets.

Parmi eux, le mot « crise » est souvent utilisé pour décrire une situation d’urgence, alors que les deux termes recouvrent, dans les faits, des réalités différentes.
Nous vous proposons, dans cet article, d’explorer ce qui les distingue afin d’éviter l’écueil consistant à traiter inutilement n’importe quelle dégradation comme une crise, c’est-à -dire une brutale et incontrôlable situation de rupture, en avançant que la notion de crise relève plus souvent d’une posture de communication que d’une réalité objective.
Avant même de discuter de dégradation, il est primordial de la circonscrire au périmètre auquel celle-ci s’applique, c’est-à -dire le système.
Un système est un ensemble d’éléments en interaction formant un tout, et ayant pour but de réaliser certaines fonctions. Il est en relation avec l’extérieur, qu’il influence et dont il subit l’influence.
Tout système minimalement évolué est composé de sous-systèmes dont l’utilité à la fonction globale est variable.
En 1912, si le Titanic (sous-système) a subi une crise telle qu’il a fini par disparaître, son propriétaire, la White Star Line (système) a réussi à absorber l’impact du naufrage et a continué à fonctionner pendant plus de deux décennies avec d’autres navires (sous-systèmes) tels que le Majestic, l’Olympic ou le Normandie.
Comprendre que la crise de l’un n’est pas la crise de tous, et que la crise d’un composant n’est pas non plus la crise de tout un système permet d’emblée de conserver un sage recul sur les événements.
La crise de l'un n'est pas la crise de tous.
L’urgence correspond donc à une situation où un système ne fournit plus le service prévu, mais répond encore à un certain nombre de mesures déterminées à l’avance visant à le faire revenir à son mode de rendement maximal.
C’est lorsque le rendement d’un système passe en deçà du seuil critique que l’organisation passe en crise.
Contrairement à l’urgence, la crise se caractérise par un état de décomposition et de déstabilisation profond. Elle représente un bouleversement majeur dans le fonctionnement d’un système, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’une organisation ou même d’une société.
La crise survient lorsque les mesures prises pour faire face à une situation d’urgence se révèlent insuffisantes, et que le système est trop en miettes pour que le service attendu ne revienne jamais à l’identique, soit « comme avant ».
Au sein du système considéré, la crise caractérise donc une rupture par le passage violent d’un avant connu vers un après porteur de changement.
Lors d’une crise, les procédures préétablies et les plans d’action standards ne répondent pas aux besoins de rétablissement du système.
Cette nouvelle et brutale réalité nécessite une réévaluation complète des stratégies, des ressources et des objectifs. Elle exige souvent une prise de décision audacieuse et créative, ainsi qu’une véritable adaptabilité de l’ensemble du système face à l’inconnu.
On admettra aisément qu’elle est relativement rare au sein des organisations.
Alors, si la plupart des situations dégradées ne dépassent pas le stade de l’urgence, pourquoi le terme « crise » est-il si couramment utilisé?
Parce qu’à la différence de l’urgence, la crise est perçue comme un tel état de délabrement qu’elle induit chez l’observateur un vaste éventail de peurs plus ou moins rationnelles.
Peur de l’inconnu, du changement ou de la disparition, crainte pour sa sécurité psychologique ou financière, phobie de la stigmatisation, hantise de la mise en évidence de ses compétences véritables et de sa propre fragilité, incapacité à supporter la perte de contrôle ou l’échec : la gamme est tellement large et la perception tellement personnelle que n’importe quelle situation dégradée ou presque peut être spontanément qualifiée de crise, sans même se poser la question de l’état d’intégrité réel du système et des mesures à disposition pour répondre à sa défaillance.
Requalifier une situation d’urgence en crise légitime des comportements extraordinaires
D’un côté, le terme permet d’excuser le manque de préparation de l’organisation (« on n’y pouvait rien »), l’incapacité de ses dirigeants à gérer l’urgence (« on a fait ce qu’on a pu »), le sous-investissement en gestion des risques (« on ne pouvait pas prévoir ») ou la prise de mesures d’exception sans justification (« on ne peut pas faire autrement »).
D’un autre côté, faire face à ce qu’on qualifie de crise permet également de débloquer des initiatives, d’ouvrir des postes, d’allouer des budgets.
En cela, le terme « crise » peut objectivement être considéré comme un outil d’influence : il amplifie l’inquiétude, mobilise l’émotion, légitime les actions et oriente la communication institutionnelle.
Son utilisation n’est, la plupart du temps, pas liée à une appréciation objective de la situation, mais au message institutionnel que l’on veut faire passer.
Quelles conséquences pour les gestionnaires de risque?
Plutôt que de se laisser assaillir sans réfléchir par la crainte du pire, mieux vaut démystifier la dégradation observée en la ramenant à sa capacité de nuisance pour le système considéré. Si la situation est maîtrisée grâce à l’application de procédures et de processus déterminés à l’avance, il s’agit au pire d’une situation d’urgence qui ne remettra pas en cause la survie du système.
On obtient alors une analyse rassurante à livrer aux décideurs, qui s’attendront à un prochain retour à la normale.
À l’opposé, on peut délibérément choisir d’utiliser le terme « crise » dans deux circonstances :
d’une part, lorsque le système, ayant dépassé le seuil d’effondrement, est véritablement en crise;
d’autre part, lorsque l’on veut lancer un avertissement sans équivoque sur certains manques organisationnels ou fonctionnels en gestion des risques.
Désormais, lorsque vous entendrez le terme « crise », détendez-vous, car il est très probable que ce n’en soit pas une.
Et si par hasard celle-ci venait à frapper, renoncez d’emblée à l’idée d’une « gestion de crise » illusoire pour vous concentrer sur l’imagination et la capacité à innover en vue d’un futur différent.
Un futur où le service prévu, voire le système censé le produire, aura définitivement disparu.
Article rédigé par Cédric Debernard
Cédric Debernard est aux commandes de Mutarisk. Ancien cadre dirigeant en sûreté, il aligne une vaste expérience internationale acquise dans plus de trente pays sur cinq continents dans les secteurs de l'énergie, de l'ingénierie et de la construction, la consultation, les ONG, la défense nationale et la police.
Pour en savoir plus : https://www.linkedin.com/in/cdebernard/
COMPLÉMENT : GRAPHIQUE ILLUSTRANT LES NIVEAUX DE RENDEMENT D'UN SYSTÈME

Le rendement d’un système est sa capacité à rendre intégralement le service pour lequel il est prévu. Il se compose d’un état fonctionnel et d’un état organisationnel.
L’état fonctionnel correspond à la restitution effective du service, et l’état organisationnel, a l’ensemble des mesures permettant au système d’être pleinement fonctionnel. Chacun des deux états peut présenter différents niveaux d’altération ayant pour conséquence une dégradation du service attendu.
Le point de résilience maximale correspond à un seuil au-delà duquel, en plus du service, le système lui-même est perdu. L’impact d’une menace pousse le rendement d’un système vers ce point, tandis que sa capacité de résilience tend à le faire remonter vers son état de rendement maximal.
Idéalement, le rendement du système est maximal (organisation nominale * fonctionnement optimal), mais reste acceptable jusqu’à un seuil courant. Au fil des dégradations, le rendement diminue dans un premier temps jusqu’à un seuil limite (alerte organisationnelle * fonctionnement dégradé) puis un seuil critique (urgence organisationnelle * défaillance fonctionnelle), nécessitant d’être corrigés.